L'année de quand je suis devenu "apprenti ouvrier en jouets"...1c/4
Les mains d'or 2ème suite
Résumé des chapitres précédents : aussitôt passé son certificat d'études primaires, juste après avoir réinventé le taylorisme dans l'atelier familial, le jeune André, alias aben, découvre "le charme envoutant des filles"... "
Pas de sœur, pas de mixité scolaire, seulement une cousine d’été, l’assurance discrète des filles m’était une énigme autrement mystérieuse que le poil qui vient au menton des garçons. La longueur de leurs cheveux déjà m’intimidait. L’air déplacé quand elles tournent la tête, le parfum qui chatouille, la chaleur d’une joue, la voix plus fluette, les manières maniérées, les yeux décorés de longs cils, la bouche plus pulpeuse que la nôtre, la douceur supposée de leur peau, le bombé de leur poitrine naissante …
La fille est une énigme pour l’éveil de l’ado. Pas sûr que les fiers à bras d’aujourd’hui soient plus assurés que je l’ai été, de treize ans jusqu’aux… soixante douze ans que je j'atteindrai dimanche.
Pour le travail que j’avais à faire, ma place était à une table établi flanquée d’une petite presse à balancier pour écraser les bouts d’axes des roues. Une table à deux places, l’autre occupée par mon ancien, qui allait bientôt partir. Mon « montreur » ! Que l’on dirait moniteur aujourd’hui, ou peut-être maître artisan. Je préférais « montreur » parce qu’il me montrait comment faire. Et parce que, m’ayant appris à assembler les membres des ours à leur corps, je m’amusais à penser de lui qu’il était mon « montreur d’ours », comme j'en avais encore vu un traverser le village en faisant la quête pendant la guerre.
On l’appelait le père Moret. Ce qui était bien son nom mais pas son titre : lui et sa petite femme fripée n’avaient jamais eu d’enfant. Un vieux monsieur tout blanc de poils, de la moustache aux cheveux en passant par ceux du tour des yeux. Plus petit que moi qui ne suis déjà pas grand, je le vois aujourd’hui plus vieux que je le suis à mon tour. Il n’avait pas soixante cinq ans, quand on en a quatorze ça fait vraiment très vieux. Pantalon de velours côtelé beigeasse, veste noire, quelque soit la saison, par-dessus son tablier de tonnelier de coton bleu. Pour couronner le personnage, un béret en équilibre sur le sommet du crâne, loin du front, comme une kippa juive dont le profane s'étonne qu'elle puisse ne pas tomber.
Les filles travaillaient un peu plus loin, sur notre gauche, et sur un autre plan. Surélevé par rapport au nôtre. L’atelier était constitué de deux anciennes pièces d’habitation, de niveaux différents, entre lesquelles on avait supprimé une cloison. Deux marches reliaient les deux niveaux.
Entre les filles et moi, le père Moret me masquait partiellement le tableau. Il ne manquait jamais de me rappeler à la tâche dès que je tournais la tête du mauvais côté : « Avant l’heure où après, c’est comme tu veux… »
Je n’insistais pas, sauf que j’essayais de ne tourner que les yeux.
Assises sur des chaises aux pieds coupés, pour être mieux à hauteur du frison qu’elles avaient à tirer de la balle glissée sous la table, elles formait le peloton des « rembourreuses ».
Il y avait là la vieille Jeanne arrivée bien avant que je naisse, qui faisait partie des meubles. Et les quatre jeunes, de quatorze à seize ans. Monique, la plus bavarde, la plus appétissante aussi. Petite brune à peau blanche, un sourire à fossettes, elle faisait des jalouses parmi ses copines. A sa gauche, Marie. D’origine Italienne, plus grande, plus belle, mais sans le même regard. Et en face, les deux Yvonne .Une que les autres appelaient la grosse, qui avait des cheveux couleur « queue de bœuf » selon les plaisanteries du tour de table qui n’étaient pas que miséricordieux, et la petite, affublée d’une myopie que ses verres en cul de bouteille ne corrigeaient que pour la vue de face. Plus maligne que la « grosse », elles n’était pas aimée des autres, qui lui faisaient sentir.
En bout de table, la Jeanne, qui tirait le bon frison et laissait aux gamines les cassures.
Tout un petit monde de copains-copines sous la houlette d’une doyenne qui ne plaisantait guère.
Le personnel était payé aux pièces, comme le paysan pour ses pommes de terre, ses salades, ses radis ou le lait de ses vaches. Jeanne avait une famille à nourrir, les gamines habitaient chez leurs parents. Leur intérêt (on dirait leur motivation) n’était pas le même. D'autant que les gamines n’avaient, jusqu’à la fin de leurs trois années, à n’apprendre qu’à bien faire.
Rembourrer une tête de nounours pour qu’il ait l’air sympa était un vrai métier.
Autre chose que de regarder faire un robot.
...à suivre, un autre jour, en un autre chapitre, quand ça vous fera plaisir...