Les deux chevaux de mon oncle 1/4
Vacances à la ferme
Mon oncle n'avait pas deux voitures de deux chevaux chacune, mais une ferme dite "de deux chevaux".
C'était le nom commun attribué aux petites exploitations. La ferme à un cheval ne pouvait guère nourrir que son homme. A partir de deux chevaux, une famille pouvait vivre, même en payant le fermage à son propriétaire.
Cette année-là, il venait de passer de un sac à un sac et demi à l'hectare..
On leur servait à boire dans l’abreuvoir en pierre aux allures de sarcophage. Creusé dans un seul bloc. Disposé juste devant leur écurie.
Aux vaches aussi on servait de l'eau ici. Et même aux veaux. Mais jamais les uns avec les autres.
Le dimanche, par temps d’orage, on y mettait encore à tremper les deux bidons de lait de la traite du petit matin. Le cheval de tournée passait plus tard ce jour là. Il laissait à son maître le temps de carillonnerla petite messe au clocher de l’église du cimetière. Le lait aurait eu tout le temps de tourner s’il n’avait pas été tenu au frais.
A gauche sur la photo, Lami. Un hongre plus tout jeune. Un vieux serviteur, qui s’était habitué à vivre seul . Qui avait du faire des efforts quand le maître lui avait imposé de la compagnie. Prendre sur lui pour tolérer la présence d’une toute jeune pouliche à ses côtés. Lui faire passer ses caprices de petite fille gâtée qui nuisent au travail. Lui apprendre que l’obéissance au maître n’est pas un rapport de fort à faible, de maître servi par un esclave servile, mais le moyen pour les uns et les autres, le cerveau de l’homme et les jambes des chevaux, de coordonner leurs efforts pour que chacun soit plus serein dans l’exécution de la tâche qui lui revient. Faire admettre à l'ado qu'elle était qu’il est plus facile, quand on est deux, de tirer la charrette dans un même sens.
Elle est ici, au centre, qui s’est un peu enrobée. On l’a appelé Mignonne. Un nom qui lui allait bien quand elle est arrivée, il y a une paire d’années.
A droite, au volant de la pompe à godets, mon oncle. Un peu enrobé lui aussi, la moisson devait ne pas être commencée.
Lui aussi s’installait quelquefois près de l’auge en été. Sa lanière de cuir à affûter la lame de son rasoir attachée à la pompe, qu’il tendait d’une main pour la rendre rigide et y passer dans un sens et repasser dans l'autre, le fil de l’acier tranchant. Il se voyait grimacer dans un petit miroir serti de tôle dorée posé en équilibre sur la pompe, à hauteur d’yeux. Pinçant ici une joue, tirant ailleurs une oreille, se prenant le nez entre deux doigts pour le remonter et dégager ainsi le haut de la moustache pour qu'elle n'en souffre pas…
Le coupe choux débusquait le poil ennemi sous la mousse blanche que l'oncle régalait épaisse en larges cercles de blaireau…
Il n’était pas homme à se rendre à l’église, son rasage à l’abreuvoir entre le raffourage et les litières lui fêtaient ses matins de dimanche.
Ca n’a jamais été que ces matins là que je l’ai vu sans son béret noir, le front tout blanc qui brunissait la partie visible du reste du visage. Pour l’essentiel de la figure, des oreilles au dessous du menton, on ne voyait bien sûr que la mousse crémeuse.
Il restait assez de peau brune pour que le front paraissent encore plus blanc.
Un dernier rinçage à l’eau puisée dans ses deux mains réunies en coquille, un essuyage au torchon blanc, reste d’un drap découpé et ourlé à la main, et c’était l'eau de cologne de l'après rasage. Aujourd’hui on dirait « after shave ».
Sous l’épaisseur de mousse, la lame ne pouvait pas tout voir. Il lui arrivait de se planter un peu, de trancher ce qui n’aurait pas dû l’être. Mon oncle le savait, ça faisait partie du jeu. Il réparait les fautes d’un morceau de papier à cigarette découpé, à la taille qui convenait. Avec un peu de salive, il le collait sur la peau pour arrêter le sang de maladresse
à suivre...