Le temps des chrysanthèmes
Au village, on fête les morts à la Toussaint
C’était il y a longtemps. Au temps où, dans le jardin, on faisait un rang de chrysanthèmes pour célébrer nos morts.
Au long de l’année, on entretenait les tombes, piochotait les herbes qui faisaient négligé, démoussait les pierres que l'humidité de l'automne encore doux commençait à verdir.
On laissait quelques fleurs; dans un vase si c’était des coupées, dans un pot si elles étaient vivantes.
Sans y passer sa vie, on rendait des visites régulières à ceux qui n’étaient plus. On discutait, sans toujours écouter les réponses; comme avant : « J’ai fait mettre l’eau sur l’évier, la pompe était à réparer et les seaux commençaient à peser… »
On croisait des connaissances, on parlait des vivants, de ceux malades qu’on attendait ici, de ceux trop jeunes qui y étaient venus trop tôt, des enfants derniers nés, des femmes engrossées qui allaient mettre au monde… De la vie qui se transmet, qui passe et continue sans jamais s’arrêter…
Tout au long de l’année la mémoire des morts vivaient chez les vivants.
Le chrysanthème, au jardin, c’était du plein temps
Déjà le bouturer, le faire enraciner, le repiquer, le pincer pour qu il multiplie ses branches… Le protéger du soleil ou du froid, ralentir sa croissance s’il était en avance, le pousser à force d’eau sous une cloche de verre s’il devenait paresseux : l'amener à point fleuri pour le jour de la fête…
L’homme avait été dur à la tâche. Blessé dans ses chairs encore adolescent, il avait du se battre pour vivre comme les autres. Toute sa vie, il avait compté avec ce que sa santé lui permettait d’efforts et compté avec ce que son travail lui apportait pour donner aux siens la chance de réussir leurs vies.
Je ne l’ai vu sourire que rarement, et jamais ne l’ai entendu rire. Pourtant il était bon, et son humour bourru bon enfant.
« Quand on m’enterrera, je ne veux pas qu’on me mette une pierre sur le ventre, comme si on avait peur que je revienne… »
Au vrai, il n’avait jamais accepté l’idée de « dépense gratuite », que l’on ne fait que pour paraître…
« Sans la pierre, je verrai fleurir les pissenlits… ! » Ce qui était faire d’une pierre deux coups, si j'ose dire, ou plus exactement : faire de l’absence de pierre une double économie.
Peut-être que c’étaient des boutades. Peut-être… ou pas.
Je crois quand même que, de son temps, il n’aurait guère apprécié qu’on achète des pots de fleurs pour les mettre sur des pierres.
De son temps, mais aujourd'hui, qui saurait dire ...?
La femme s’était vite sentie un peu honteuse de ce tumulus de terre jaune au milieu des stèles de marbre que les autres fleurissaient. C’était comme si, à leurs yeux, elle aurait décidé d'abandonner son homme. Alors elle a fait mettre une pierre. Une pas trop lourde et pas trop chère, pas brillante, pas trop voyante...! Pour respecter l’esprit...
Mais quand même : une pierre !
Et elle a continué à descendre des chrysanthèmes du jardin à la cave avant les gelées et à redémarrer les boutures au printemps.
Tant qu’elle a pu…
Jusqu'à ce qu'elle ait du se résoudre à acheter des fleurs industrielles et que je l'accompagne pour les emmener au cimetière en voiture…
Demain avec mon épouse, on déposera des pomponnettes sur la pierre de la tombe de mes parents... et sur quelques autres.
Des chrysanthèmes qu’on n’aura pas fait pousser.
Les allées seront sans pissenlits, on les aura « rundopées » pour l’occasion.
S'il ne fait pas trop froid, on s'y promènera un peu. On relira des noms qui relient des jeunes d'aujourd'hui à leur passé . Il en reste qui vivent encore au village, que les lumières de la ville n'ont pas éblouis.
Peut-être que l'on croisera quelques vieilles connaissances : « Ca fait un bail qu’on ne s’est pas vus… » On se mentira un peu : « T’as pas changé… ! » On se redira nos âges : « Ah, quand même… »
En rentrant, on se fera un café qu'on boira avec un de nos neveux qui sera venu fleurir celui de mes frères qu'y est devenu son père.
Dans mon village, on souhaite la fête des morts le jour de la Toussaint...