Libération 3
En vacances scolaires chez mon oncle, fermier au lieudit "le Prieuré", dans le département de l'Aube, les premiers Ricains sont passés avant hier. Chaque année, je passe mes vacances, de mi-juillet à fin septembre chez mon oncle et ma tante et leurs trois filles, dont la benjamine est de mon âge.
Le lieudit est à vol d'oiseau de Lesmont, à distance d'escargot de Chalette. A plus de trente kilomètres de la ville. Sans chemin de fer et sans route nationale. Sans usine stratégique et sans relief de résistance. Mes parents m'y savent en sécurité en ces années de guerre.
A la ferme, entre la bergerie et le poulailler une petite porte ouvre sur la face nord. Un troupeau peut y passer, une vache suivant l'autre. Elle donne sur les champs et sur la ferme des voisins. Au lieu dit le Prieuré, il n'y a que ces deux fermes. Pas de chemin marqué par des passages fréquents. Pas de terre culitivées. Quelques ares d'herbes folles, fauchées deux fois par an pour éviter le risque d'incendie. Les premiers bâtîments de la ferme jumelle et les premiers champs en culture sont à moins de cinquante mètres. Mon oncle y passe quelquefois, à la rencontre de son voisin, quand il y a nécessité.
Aujourd'hui, ça lui a semblé être le cas.
Sur Radio-Luxembourg brouillé, on suit l'avancée des alliés. Débarqués en Normandie, ils ont remonté la Seine et libéré Paris. Sûr qu'il vont courser les Teutons jusqu'au-delà des frontières. Après les égarées d'avant-hier, toutes les armées de libération vont déferler. Il en passera par le village, les troupes des uns poussant celles des autres. Il y aura des mitrailles: amies ou ennemies, elles seront dangereuses.
Certains ont déjà creusé des abris.
- On y pense aussi...
- On pourrait en creuser un ensemble. Un grand, profond, bien protégé, dans lequel tout le monde tiendrait à l'aise...?
- Une tranchée pour tout le monde ? Faudrait qu'elle soit grande...!
- Sept chez vous et six chez nous (vous n'êtes pas superstitieux ?) Je pense qu'il faudrait six à sept mètres de long, sur pas trop large, pour pouvoir les recouvrir avec des balles de pailles...
Dès sortis du repas de midi, ils se mettent à creuser. Dans le parc du voisin : trois grands arbres masqueront l'ouvrage à la vue des avions. Les deux hommes, aidés de la fille aînée du voisin et de son mari réformé, la finissent le lendemain dans la matinée. De la profondeur qui permettra à l'homme le plus grand - mon oncle - quand le dessus sera couvert, de ne courber que légèrement la tête.
Aujourd'hui, on nous a fait descendre les cinq marches pour essayer les lieux. Les enfants en premier, puis les femmes. Les trois hommes fermant la marche, qui bloqueraient la sortie. Un rayonnage sommaire, adossé à la paroi du fond, recevrait quelques vivres et objets de valeur. Un peu d'argent, quelques bijoux peut-être, de pacotille. On laisserait les femmes décider. Elles se partageraient les quatre planchettes. Cela paraissait devoir aller. On pourrait même se croiser s'il le fallait. En se faisant petit, collés contre la terre. Il n'a pas plu beaucoup cet été. Pas du tout durant le mois. Il fait chaud, sans risque d'orage.
Les madriers placés sur la tranchée ont reçu leurs balles de paille. On les a recouvertes de la terre du trou. Une dernière reste libre près de l'entrée, à disposition pour fermer l'ouvrage derrière le dernier homme à descendre: "Si ce qu'on a fait n'a pas à servir d'abri, on pourra y mettre du vin au frais après la guerre !" fanfaronne mon oncle pour dire avec pudeur sa satisfaction du travail bien fait et pour désamorcer l'angoisse qui pourrait poindre et que personne ne doit montrer.
Après quatre jours de moisson à attendre, deux camions arrivent de la route de Lesmont. On les entend sans les voir, masqués par les peupliers du champ de Martin. On ne sait pas s'ils sont "militaires" : le bruit de leurs moteurs n'est pas familier et cela fait longtemps que l'on a pas vu deux camions civils rouler en même temps.
C'est Mirette, la chienne qui a le droit de vivre dans la maison, qui confirme l'alarme. Tête penchée, oreilles dressées, elle émet un son inhabituel. Un grognement rauque et prolongé. Et on les voit paraître, qui tournent à droite à la patte d'oie du calvaire. Ils prennent sur Lassicourt. Dehors, Ric à en charge de garder l'entrée de la cour. Il malmène sa chaîne accroché à un pieu planté profond en terre. Creuse un arc de cercle dont le pieu est le centre. S'égosille et s'étrangle dans la poussière soulevée par les griffes de ses pattes qui labourent le sol sec et pierreux.
Armés chacun d'une mitrailleuse lourde de tourelle, ce sont bien des camions militaires. Amis ? Ennemis ? Les chiens ne feraient pas la différence : l'intrus est intrus...! Ils s'arrêtent derrière la grange, sur le bas côté opposé, s'abritent sous les grands saules qui bordent le parc à vaches d'en face, derrière les barbelés. Coupent les moteurs.
C'est l'heure de la sieste de chaleur, qu'on impose aux enfants pour qu'ils se tiennent à l'ombre. Qui repose les hommes et surtout les chevaux : ils sont sensibles à la transpiration.
Malgré les protestations de ma tante, mon oncle sort de la maison. On entend un avion. Un soldat allemand marque un temps d'arrêt à l'entrée de la cour. S'écarte à temps de Ric, se réfugie dans l'atelier. D'autres arrivent en courant, frôlent la gueule du chien en le contournant
à suivre...